Julien Herrault (saison 21-22)

Julien Herrault est performer et plasticien.
C’est à l’occasion d’un workshop avec le CNDC d’Angers qu’il découvre l’Espace Pasolini. Il apprécie le lieu et son équipe et demande alors à pouvoir venir y travailler. Depuis 2008, il y a vécu plusieurs résidences et y a présenté plusieurs créations devenant l’un des artistes les plus proches de l’Espace Pasolini et de son laboratoire sonore.

L’entretien qui suit a été réalisé au sortir de temps de résidences à l’Espace Pasolini en février et août 2021 à l’occasion desquels, accompagné de Philippe Asselin, directeur du laboratoire sonore, Julien Herrault a mené une recherche sur sa prochaine création, Seule reste la mémoire de nos souffles, qui sera présentée à l’Espace Pasolini les 7, 8 et 9 avril 2022.
Il y évoque également DOGS, l’une de ces créations précédentes qui sera présentée à l’Espace Pasolini les 23, 24 et 25 février 2022, dans le cadre du ‘cabaret de curiosités’ du phénix scène nationale de Valenciennes.

Peut-être, pour commencer, peux-tu me parler de tes créations depuis la dernière fois que tu as joué à l’Espace, c’est-à-dire depuis Will I See You Again ?

Depuis Will I See You Again, j’ai réalisé deux créations.

La première est DOGS. Elle s’est bâtie à partir de l’appropriation de l’image d’un suicidé que j’ai vu sur le bas-côté dans la voiture de ma mère lorsque j’avais 12 ans. C’est un jeu de construction et de reconstruction en live, du souvenir et de la mémoire, interrogeant au passage les récits intimes et intérieurs sur lesquels les expériences traumatiques voyagent. Dans ce travail, j’ai réussi à ouvrir l’expérience personnelle, chose que je ne pense pas avoir réussi à faire dans Will I See You Again.

Après, j’ai présenté PURS dans la galerie du Théâtre de Vanves pendant le Festival Artdanthé 2020. Je suis retourné à quelque chose de très personnel : les figures du père et de la mère. J’ai convoqué mes parents dans cette création. PURS cherchait, comme pour DOGS, autour de la mémoire, de l’intime, de la chair, mais en plus se posait une réflexion sur la pénibilité du travail et le labeur, sur la ténacité des gestes et la transmission, au travers du portrait de mon père, boucher de 1974 à 2008 et que ma mère a épaulé durant toute sa carrière. Ces thèmes sont très proches de moi et très présents dans mon travail, d’ailleurs encore plus important dans mon travail actuel. Entre les lignes de ce travail se dessinait un autoportrait, et les questions de transmission et d’héritage. Fils d’artisan faisant commerce de la mort, l’odeur du sang qui est celle de mon enfance, débiter la viande, la mort d’un frère, l’effort physique, le courage brut. Pour vous donner un exemple, j’ai demandé à mon père de me trouver une bête auprès de ses amis chasseurs et d’en conserver les non consommables. Il a trouvé un sanglier dont il a gardé la carcasse, la peau et les pieds. J’ai réfléchi à un moyen de les conserver en l’état, je ne voulais absolument pas les transformer, je voulais faire œuvre de ses gestes, j’ai donc créé trois cubes de glaçon de 50 kg chacun. Celui qui contenait la carcasse était teinté de rouge à cause du sang et la peau était enroulée et maintenue par une ficelle bleue, que j’associe à mon père depuis mon enfance. Dans la galerie, les glaçons étaient posés sur du gros linge blanc, ils fondaient lentement.

La fonte de la glace permettait-elle aux différents éléments de s’en dégager et d’apparaître ?

A certains moments, oui. Parfois, se dégageaient des bouts de pieds, de carcasse ou de peau mais il aurait fallu plus de temps d’ouverture de la galerie pour que ça dégèle complètement. Il y avait aussi une vidéo de mon père, que j’ai réalisée, dans laquelle je lui demandais de ne rien faire, d’être non-productif. C’est une vidéo en noir et blanc muette, très douce. Mon père regarde face caméra. On voit à certains moments différentes parties de son corps en gros plans ; sa peau, son cou, ses mains, son œil. Le montage de l’expo était la performance. On arrivait dans un espace nu et j’officiais.

Tout ce que tu décris semble décrire pleinement ton travail créatif ?

Effectivement, la construction d’images et la manutention. L’idée de partir d’un vide pour créer le plein. Le corps s’active à la création de l’espace, du paysage de la performance. Agencement, construction, installation.

Résidence Août 2021 – photo Sophie Lepoutre

As-tu choisi un titre pour le projet que tu travailles actuellement ? Celui pour lequel tu es venu en résidence à l’Espace ?

Oui, Seule reste la mémoire de nos souffles. Le titre de la pièce est tiré de l’épigraphe du recueil poétique de Thierry Metz Journal d’un manœuvre, œuvre puissante sur le labeur et l’éreintement du travail ouvrier. Si je regarde PURS aujourd’hui comme ayant été un dévoilement trop fort de ma vie personnelle, en reste néanmoins certaines lignes de forces qui en ont émergé, et que je souhaiterais pouvoir approfondir maintenant. Ce projet parlera d’un autre endroit de l’intimité.

Un autre point de vue ?

C’est ça ! Un autre point de vue. Une nouvelle relation à l’intime. Je lis beaucoup sur la notion du vivant, le rapport aux objets inanimés, à l’animisme, à l’invisible qui s’en dégage. Je distingue des endroits différents de perception du vivant. C’est pour cette raison, entre autres, que je souhaite travailler avec les caméras thermiques.

Tu peux en dire plus à ce sujet ?

Je vais créer plusieurs sculptures composées de matière premières hybrides, brutes, et entièrement récupérée : bois, métaux, cordage, argile, eau… aucune tentative ne sera faite pour en dissimuler la simplicité et la rudesse, de même que les gestes qui auront permis leurs agencements et élaboration. J’y cherche ici un rapport hybride, presque fétiche de l’incarnation vivante d’un objet inanimé. Le geste comme matière première, le corps comme matière première également, mis en même niveau que le bois, la terre, la ferraille, le « consommable », la répétition, l’effort. A l’intérieur de ça, je vais utiliser des caméras thermiques qui générerons du son à partir de la chaleur des corps des spectateur et de mon propre corps. Je ne sais pas encore exactement mais il y a un circuit qui va se créer, qu’on va créer avec le créateur sonore Philippe Asselin. Le vivant, l’organique, c’est-à-dire le spectateur et le performeur qui vont générer une bande sonore en live et qui va donner vie à l’objet inanimé.

Quelle poésie se dégage de tout cela, voilà ce qui m’intéresse. Quelle perception peut-on avoir d’un objet pauvre ? L’objet pauvre me suit depuis longtemps. Je ne suis pas dans le développement des moyens. Je travaille sur de la récupération. Mon rapport à la consommation se radicalise dans le quotidien. J’achète très peu de choses. Je tends vers la décroissance et convoque sans cesse la notion de nécessité. Je vis dans cette radicalité-là.

Résidence Août 2021 – photo Sophie Lepoutre

Si je comprends bien, le vivant devient l’âme de l’inanimé ?

Exactement, et le spectateur ne s’en rendra peut-être même pas compte tout de suite mais c’est la chaleur de son corps qui va générer le son qui accompagnera ce qu’il va voir. Il y a un côté schizophrénique. Si on est seul dans l’installation, ça n’aura pas la même valeur que si tu es entouré.

Tu emmènes le spectateur dans un voyage chamanique ! Il y a quelque chose de « magique », le spectateur est acteur au-delà de lui-même (malgré lui, sans en avoir la volonté) !

Complètement, ça rejoint la notion d’invisible dont je parlais avant. Les spectateurs vont faire œuvre de création, on en revient au même processus que celui vécu avec mon père et ma mère. Ce processus est une nécessité pour moi. Nécessité de la vérité. Il n’y a pas besoin de plus. Tout se passe à cet endroit-là. La forme arrive très rapidement, c’est la première étape, ensuite j’y réfléchis, j’approfondis, je creuse. Cette démarche me fascine ! Je veux la préserver. Je fonctionne essentiellement par projections et préparations mentales. J’ai beaucoup de difficultés à répéter les choses, je n’aime pas ça, ça ne m’intéresse pas.

Ça rejoint complètement la démarche d’improvisateur qui est celle de Philippe ! Complètement !

Vous êtes reliés par cette notion de performance, de l’instant T ?

Bien sûr.

C’est pour cette raison de j’ai choisi de travailler avec lui. Philippe est inégalable à cet endroit-là et je ne désire pas travailler avec quelqu’un d’autre en ce moment.

Là maintenant, que penses-tu du mot « liberté » ?

Je vis par cette notion de liberté. Mon rapport à la nature est lié à cela. Il se radicalise de plus en plus. Je suis actuellement dans une démarche personnelle qui me pousse encore plus dans cette quête de liberté.

Je veux dire aussi que ce que j’apprécie dans le fait de travailler avec Philippe, c’est qu’il n’y a pas de bataille d’égo. Chose qui existe malheureusement souvent dans le milieu de la création artistique. Je fais un gros travail personnel sur cette notion d’ego en particulier par la méditation. L’ego me fait peur. En tous cas, il y a une évidence de collaboration et d’écoute avec Philippe. C’est très simple. Je lui fais une confiance totale.

Comment vis-tu ta relation aux objets inanimés dans ce dernier travail ?

Ils représentent l’intime. J’assemble, je fixe, j’encastre, je tends, je tords… Je les manipule.

Parlerais-tu de violence dans la manière de manipuler ?

Le geste de clouer, qui est la principale action de ma prochaine création, convoque évidemment une forme de violence. En revanche mon geste, lui, est totalement vide de sens. Je me suis beaucoup intéressé au rapport au vide intérieur au CNDC. Là, je pense au travail de Claude Régy aussi… Comment réussir, à travers une action précise, à travers un geste précis, à ne pas encombrer ta pensée de sens et de psychologie. J’exécute pour aboutir à une forme finale ! Je n’y mets rien d’autre.

Il n’y a aucune signification ? juste la motivation d’habiter l’espace, de remplir le vide avec les objets ?

Aucune signification, je ne pense pas.

Ce geste physique et sonore ne donne rien d’autre à voir que ce qu’il propose, et n’a pas d’autre finalité que d’en faire émerger une forme. Il dévoile une temporalité, c’est un objet vain, à perte, qui n’a pas d’autre sens que d’être la trace du temps et de l’effort qui lui aura été consacré. Le geste ouvrier c’est avant tout une répétition qui convoque une conscience, une temporalité dure, qui efface quelque chose de soi. Ce geste crée des troubles, des traumas, des soumissions, des assujettissements. Néanmoins j’y trouve une certaine beauté, il convoque à mes yeux le courage. Ce geste me suit depuis Will I See You Again, j’entretiens avec lui un rapport particulier, affectif, une certaine admiration sûrement mélancolique.

C’est aussi un des objets les plus vieux du monde…

Par cette dernière phrase, tu évoques un certain minimalisme qui, pour moi se rapproche de la notion de nécessité évoquée précédemment. Qu’en penses-tu ?

C’est juste !

Tu dis : « il n’y a pas de sens » mais les idées de labeur et de pénibilité donnent déjà du sens en elles-mêmes ?

Oui, bien sûr !

Ce geste est un paysage contemplatif rythmé, dans lequel se cache une dette muette. Pas seulement la mienne, mais celle plus largement d’un contrat moral et social bafoué. Paysage qui petit à petit disparaît en silence, à l’image de la vidéo projetée dans l’autre salle pendant ce temps. C’est une vidéo de la montagne Sainte Victoire qui apparaît, disparaît et réapparaît à l’intérieur d’un nuage bas, qu’on appelle le stratus, elle dure 1 heure. Ça fait plusieurs mois que je traque ce nuage lors de mes randonnées.  Elle sera projetée sur un grand mur. Face à ce mur seront positionnées les différentes sculptures.

Par le geste et le regard tu amènes les spectateurs à un travail de méditation, en tous cas à un rendez-vous avec eux-mêmes ?

Je dirai que j’invite le spectateur à un parcours introspectif.

Résidence Août 2021 – photo Sophie Lepoutre