Zoë de Sousa (saison 21-22)

Zoë de Sousa est récemment diplômée du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris où elle a rencontré Philippe Asselin et Nathalie Le Corre, directeurs de l’Espace Pasolini.
Pendant la saison 2020-2021, elle a vécu plusieurs périodes de résidence à l’Espace Pasolini dans le cadre du dispositif « Résidence Tremplin », soutenu par la Direction Régionale des Affaires Culturelles Hauts-de-France.
En raison de la crise sanitaire liée à la covid19, son travail n’a pu être présenté au public. Il l’est à l’occasion de cette nouvelle saison.
Sa démarche théorique et pratique s’ancre sur une recherche des corps festifs dans un double rapport à l’intime et au collectif.

Entretien réalisé en juin 2021, propos recueillis par Marie-Odile Raux et Henri Duhamel.

Premiers pas dans la danse et formation au Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Paris

Où as-tu débuté ton apprentissage de la danse et de la chorégraphie ?

Ma première école de danse a été le CRR (Conservatoire à rayonnement régional de Paris). Dès la première année, on nous a proposé de faire une composition personnelle. Cette expérience a été très forte et très formatrice pour moi. Je sens, dès années après, que des choses reviennent et se retrouvent même si à l’époque je ne comprenais rien et que j’essayais d’amorcer des choses, de comprendre le langage. Il faut en effet entrer dans un langage pour comprendre ce qu’est une composition chorégraphique contemporaine. Il y a plein de codes. J’ai achevé mes deux années au CRR par une composition dans laquelle je m’asphyxiais avec un coussin !

Ça avait un titre ?

Non, ça n’avait pas de titre. Mais bon, j’ai survécu. Une chose se retrouve dans Peaux : le besoin de recouvrir les visages. J’ai questionné à nouveau ce besoin qui était déjà présent à l’époque du CRR (Obstruer, recouvrir les visages par de la matière textile ou du volume).
Mon année de troisième, j’avais tenté le CNSMDP (Conservatoire national supérieur de Danse et de Musique de Paris), mais je m’étais pris une grosse claque. J’étais restée paralysée pendant toute l’audition. J’ai retenté deux ans après, à la fin de mon cursus au CRR où pourtant on me le déconseillait. En fait, je n’espérais pas vraiment y entrer, c’était un challenge personnel. Je voulais prendre ma revanche sur ce cours du Cunningham où je ne savais pas compter en 5, en 9, où j’avais été incapable de faire un dégagé. J’avais envie de me prouver que je pouvais le faire. Jean-Christophe Paré qui était dans le jury a beaucoup ri en me regardant et ça a marché ! A l’entretien, j’ai défendu l’idée d’identité collective et le travail de groupe et qu’amener la joie et la fête était important. Lorsqu’ils m’ont demandé ce que j’amènerai au CNSMDP, j’ai répondu : « le sourire ». C’était dans la boite. J’avais énormément progressé !

Peux-tu nous parler plus précisément de ton expérience au CNSMDP ?

J’ai mis un peu de temps à m’engager vraiment dans cette expérience. J’étais assez en surface. Je suis arrivée à la fin de la direction du CNSMDP par Jean-Christophe Paré et tout le monde disait qu’il fallait en partir. Il fallait trouver du travail tout de suite ! Il y avait des questions au niveau de la réputation de l’école. Ce n’était pas bien ! Et en plus, je passais mon baccalauréat. J’avais la tête ailleurs et aussi, je me suis blessée. C’est un peu comme si je n’avais pas vraiment vécu mon année de DNSP1. Autre chose, je me sentais isolée car tout le monde était à l’internat, sauf moi qui habitais à Paris. En fait, je suis passée en DNSP2 parce qu’il n’y avait plus de direction.
En revanche, l’année suivante, j’ai voulu m’investir dans la chorégraphie. Je l’avais tenté l’année d’avant mais j’étais trop fragile. J’ai beaucoup discuté avec Jean-Christophe Paré. Peut-être pas tant que cela finalement, mais chaque entretien avec lui m’a énormément marqué. Nous avons échangé sur la signification de créer et/ou de composer pour d’autres personnes. C’est très important : concevoir un solo est très différent. J’ai alors commencé une première création, une pièce de groupe de cinq ou six minutes. Ce travail n’était basé que sur les notions de respiration et de cri.

Photo Sophie Lepoutre

Respiration & Nudité

Après l’asphyxie, tu as travaillé sur la respiration !

Oui c’est ça. C’est un lien aussi avec la spasmophilie qui me touchait à l’époque. Je me demandais comment je pouvais créer une partition avec la respiration, quelles nuances je pouvais apporter. Je me suis demandé aussi ce qu’était le cri retenu, et d’autres choses de cet ordre qui m’intéressaient. Je voulais comprendre ce que je pouvais transmettre à d’autres personnes qui ne me connaissaient pas et qui me prenait pour une « nana un peu décalée » au CNSMDP.

Quel était le titre de travail ?

J’ai un peu honte mais le voilà : La voix de nos poumons. Je ne me suis pas posé beaucoup de questions sur ce titre. Je me suis rendu compte que j’adorais chorégraphier et sentir que le groupe était emmené. A la fois ça faisait écho en moi. J’étais heureuse de sentir que les autres comprenaient ce que je pensais et que je voulais dire, les spectateurs mais aussi les interprètes qui comprenaient ma pensée alors que je ne parvenais pas forcément à nommer les choses. Je m’accrochais déjà beaucoup aux individualités de chacun. J’écrivais des solos et je réunissais tout avec une partition respiratoire. Mon souhait était que tout le monde hurle ou s’empêche de hurler ensemble.

Le projet Peaux est né l’année suivante, c’est-à-dire mon année de DNSP3 pendant laquelle j’engageais aussi une licence de Philosophie. Cette dernière m’a ouvert tout un champ lexical et m’a permis un travail sur le sens. Je posais des mots. L’utilisation du langage m’a permis d’aiguiller le travail plus précisément.

L’année précédente, avec ma classe on avait interprété Tragédie d’Olivier Dubois. Nous devions être nus, ce qui ne s’est pas produit puisque ce n’est pas permis au conservatoire. Par ailleurs, j’étais modèle vivant pour gagner un peu d’argent. J’ai donc décidé de travailler sur la nudité. Je me suis donné pour défi de travailler sur la nudité alors que mon travail se réalisait au Conservatoire. Je ne l’ai dit à personne, même pas aux interprètes auxquels j’en ai parlé à la fin de la première répétition. Je leur ai expliqué que mon désir était d’amener la nudité dans l’institution.

Ça ne se fait absolument pas ?

Non. Peaux a commencé de cette manière-là, dans ce questionnement : ça veut dire quoi la nudité pour nous, héritiers de la performance, de la danse contemporaine ? La nudité qui a déjà tant été utilisée ? Qui offre des repères de l’histoire de l’art, de la photographie ?  C’est très riche et c’est un héritage lourd. Se le réapproprier en se demandant ce qu’est la nudité pour nous en tant que danseur. C’était difficile car j’ai choisi des interprètes dont certains sont très pudiques. Les sensibilités vis-à-vis de cette réalité sont très différentes. Le groupe n’était pas le même qu’aujourd’hui et c’était très hétérogène dans les histoires et les sensibilités. Cela m’intéressait beaucoup. C’était passionnant de comprendre que la nudité ne s’explique pas seulement par une revendication performative comme beaucoup le disent mais qu’aussi ça raconte quelque chose pour chacun d’entre nous.

Tu parles de revendication en association au champ de la performance ?

Oui.

On peut même dire que ça devient un code, voire quelque chose d’obligatoire ou de commun ?

Oui, c’est ça !

De ton côté, tu voulais montrer que la relation à la nudité était propre à chacun ?

Je ne sais pas ce que je voulais montrer à cette époque-là ! Juste, ça m’intéressait de chercher en studio avec chacun.

Tu ne voulais pas juste utiliser la nudité mais questionner son utilisation ?

C’est ça ! Et d’ailleurs, j’ai pris du temps pour faire sens.

Cette année-là, j’ai été influencée par pas mal de pièces. J’avais vu Néons (ou Vacum) de Philippe Saire : des corps nus sous des néons. Ce spectacle proposait des fragments de corps. J’ai voulu partir sur cette notion de fragments qui conduit à une idée de monstruosité. J’avais aussi l’idée de l’effeuillage, de travailler sur différentes couches de peau. Voilà à l’origine, il s’agissait d’un travail sur les couches de peau et la fragmentation. Une seconde pièce a été importante : Les palmiers sauvages de Séverine Chavrier, une adaptation du récit de William Faulkner. Il s’agit de l’histoire d’un couple complètement fou et les deux personnages sont nus quasiment tout le temps. La scénographie était totalement apocalyptique : ça ressemblait à une maison aux dimensions incroyables et les transitions étaient créées par des cuts lumineux dans lesquels apparaissaient des morceaux de corps à peine visibles mais dont on pouvait percevoir les états. En sortant de ce spectacle, je savais exactement ce que je voulais faire. C’est de là que sont nées les quinze premières minutes de la pièce.

Dimension collective et célébration.

Le sous-titre de la pièce Troisième Hymne évoque à la fois une dimension collective et festive – celle de la célébration. Quand on découvre la pièce pour la première fois, il semble y a voir un jeu entre la dimension collective et individuelle, introspective.

C’est vraiment l’expression d’une solitude collective que j’ai voulu construire ici. Cette année, parallèlement à mon travail de recherche avec mon mémoire de Master, j’ai beaucoup travaillé sur la célébration. Qu’est-ce que signifie « célébrer tous ensemble » aujourd’hui. En quoi cela nous relie à nos propres intimités, à nos propres fictions ? C’est quelque chose qui m’intéresse. La pièce a vraiment émergé quand on a travaillé tous ensemble. Le fait d’écouter ses intuitions en collectif et dans le collectif ; et de se sentir plus libre finalement. Quand on est à l’écoute les uns des autres. Plus enracinés. Dans l’ouvrage Joie militante [de carla bergman et Nick Montgomery] que j’aime beaucoup, il est question de l’étymologie du mot « liberté », relié à la notion d’amitié, qui renvoie au fait d’augmenter ses capacités d’agir, de créer et de vivre en se liant avec les uns et les autres. Même si je ne l’ai pas tout de suite perçu, pour moi Peaux c’est la construction d’une communauté qui apprend à se sentir, à vivre ensemble. Et en étant unis, à devenir plus fort, apprendre à vivre.

Pour apprendre à dire ? À se dire ?

Si, c’est ça.

Nous pourrions parler d’un travail préparatoire pour construire cette communauté. Une communauté en cours de formation, d’abord de manière individuelle – soi par rapport à soi – puis collective, sous forme de célébration – soi par rapport à l’autre, et soi et les autres.

Ici, c’est avant tout un « travail d’états », une capacité à être au présent entre les danseurs. Peaux Troisième hymne, c’est surtout une traversée de chacun, au sein d’un groupe.

La célébration est réussie si chacun s’est trouvé dans le groupe ?

Oui, pour moi, c’est important. Cela ajoute aussi cette dimension de rituel.

Dans une de ses interviews, Gisèle Vienne, alors qu’elle parle de Crowd, évoque les fêtes urbaines, qui reproduisent des rituels archaïques types. C’est ce qui m’intéresse. Chacun se trouve dans un groupe et fait naître le propre rituel de chacun, sa propre célébration aussi. Créer des ponts. C’est pour cela que le mot « hymne» m’intéresse car il est relié au chant, à une dimension musicale, expressive des émotions exacerbée de la fête, de ce qui accompagne la fête, qu’il s’agisse de la musique, de sa propre voix.

Le chant final, qui peut évoquer le fado, est un hymne ?

Oui, finalement, c’est une forme d’hymne. Comme ce sont des voix familières, c’est particulièrement poreux. Je pense notamment à la voix de Marie quand elle enfouit sa tête dans Salomé ; il n’y a pas de mélodie perceptible mais pour moi, c’est du chant. Ce travail d’état, de communauté, de célébration s’est amorcé en amenant la voix au plateau. Dans les moments où les corps commencent à s’agiter, c’est assez subtil, mais ce qui est en jeu ici c’est comment l’on manifeste son intuition par le geste et la voix. On est encore au seuil de ce travail qui est considérable. Cette célébration collective est arrivée à partir du moment où l’on pouvait s’emparer des voix de chacun. Au moment où chacun pouvait s’incarner avec sa voix.

Photo Alexandre Lard

De la voix à l’hymne. Dimension sonore de Peaux.

Peux-tu revenir sur la dimension sonore de Peaux ?

La toute première ébauche de Peaux, les cinq premières minutes, ce qu’on entend c’est un vrombissement. J’ai demandé à mon père de faire cela. Au début, il y a ma voix ; et à la fin, il y a celle de mon père, avec une contrebasse, une guitare. Ce début est très acoustique. C’est un ensemble, réalisé en binôme, composé de juxtapositions, comme avec les cuts. Mais cette fois-ci, il s’agit de donner une continuité au tout. La dimension sonore est assez nouvelle, en termes d’approfondissement. Il y a cette idée de couches, de boucles qui se répètent, s’agrandissent, ou prennent de plus en plus d’ampleur. C’est quelque chose de très récent pour moi de questionner la musique ainsi. Je suis très heureuse qu’on est pu effectuer ce travail ensemble. Il y a un vrai jeu de pression, de « où se situe le son ». À l’origine, je m’étais dit de travailler également une spatialisation sonore. C’est le même son, avec des jeux d’étouffement, de condensation du son. Pendant les vingt premières minutes de la pièce, il s’agit juste d’un son qu’on distord, qu’on travaille, qu’on prolonge. Ensuite, pour éviter une continuité qui pourrait endormir, il a un ajout de friction supplémentaire, pour soutenir les danseurs au niveau de l’énergie qu’ils peuvent donner, notamment au moment du cri de Salomé. Mon père a voulu travailler des choses plus concrètes, avec des à-coups, où il faisait tomber des objets, avec beaucoup d’échos comme si on était dans une salle vide.

Tout le travail du début, la durée du son repose sur la durée d’une respiration ?

Oui, cela vient d’une chanson que j’ai créée. L’origine, c’étaient les « ouhuuuummmm » à partir desquels nous avons travaillé. C’est en lien avec la respiration. J’ai l’impression que la pièce a vraiment pris sens à partir du moment où l’on a apporté de la voix. C’est là que j’ai compris quelque chose par rapport au chant et au désir de chanter. Et je me suis aperçue que cette pièce est née avec ma voix. Cela fait sens avec le fait que mon père donne de la voix aussi à la fin. Cela fait écho avec cette idée de passation et de rapport cyclique que j’évoque dans mon mémoire [Achille est en rave. Vingt mille teufs pour une danseuse].

On revient à la notion d’hymne qui ne renvoie pas juste au collectif de danseurs mais à la dimension vocale. Quelque chose qui fédère : un lien collectif, familial, filial…

La dimension cyclique participe de cette dynamique-là. On va répéter le chant. Telle une célébration.

Incarnations, mythologies & rituels. Structure de Peaux

Au fur et à mesure de Peaux, nous traversons plusieurs étapes, plusieurs états, plusieurs sections. Pourrais-tu revenir sur la structure de la pièce ?

A l’origine, la structure de Peaux se fait en trois sections. Peaux – troisième hymne renvoie à la troisième ébauche. Cette pièce étant une recherche, elle a connu des formats différents : Peaux deuxième hymne et Peaux entre deux hymnes qui utilisait du chant. A l’origine, je voulais m’appuyer sur trois morceaux différents. La première est une ouverture. Elle parle de la fragmentation, des corps, des séquences. On nomme cette section « les cuts ». Nous sommes ici dans de l’installation, dans tous les sens du terme. Les danseurs s’installent, et ce n’est que de l’amorce, de la rupture. Ce sont des juxtapositions de situations, de séquences pour raconter des histoires différentes. Cela crée des frictions collectives. Et à travers ces paysages qu’on pose, cela permet d’attribuer à chacun un espace. C’est lors de cette première partie que l’espace s’installe. Et c’est avec ces frictions spatiales qu’on continue la pièce. Et là, je n’ai plus envie qu’on voit de paysages, mais qu’on voit chaque personne dans cette friction collective. Je nomme cette partie « La fulguration » (rires)

Pour la deuxième partie, la composition de la pièce était d’aller de la peau, puis de la chair dans les muscles, puis dans les organes. Il y a quelques mois, c’était encore « La danse de la chair » : avec l’idée de s’arracher, d’exulter, de sortir de soi. Je préfère dire « La danse du feu » maintenant. On peut apercevoir quelque chose qui s’apparente plus à la célébration, où il y a des interactions. C’est de la composition instantanée régie par des règles. Les danseurs se stimulent profondément entre eux. C’est de l’ébullition dansée.

La troisième partie, c’est la transformation des corps vers une organicité, qui est un peu plus monstrueuse.

C’était compliqué d’arriver dans une lenteur après le hurlement de Salomé qui s’effondre au sol. J’avais besoin d’aller dans le noir total et de travailler différentes couches de perception, avec tous ces cuts qu’on a au début.

Avancer dans la lumière ténue et de montrer seulement des parties de corps. Cela répondait simplement à être dans l’organique, après la peau, les muscles, la chair. On est ici dans les organes.

Cette dernière partie se découpe en deux. Il y a d’abord le noir, sorte de progression de l’organicité des corps pour basculer dans ce flottement, dans cette autre dimension. C’est comme passer du corps concret – la peau, les muscles – au corps transcendé. D’aller au-delà du corps. C’était là un travail de solos exclusivement, que j’appelle « le vers de terre ». La partition pour chacun, c’est simplement l’histoire de voir un vers de terre par terre, d’aller le chercher, de l’absorber, qui remonte et qui est recraché. Une unicité ressort finalement de ces différentes histoires. C’était donc une danse uniquement faite d’intentions. L’histoire les guidait, pas à pas. C’est là que les fictions mythologiques de chacun s’enracinent. Comme cela a une dimension spirituelle très forte, c’est là que j’ai choisi d’aborder le vêtement de manière un peu plus ritualisante.

Le vêtement, on n’arrête pas de l’enlever, le remettre, sans donner vraiment à le voir. Sans donner la possibilité de comprendre ce qu’est ce geste. Il a le fait de « s’incarner autrement », de « prendre racine avec ses propres incarnations ». C’est pour cela que le textile est important. Avoir toutes ces peaux déchues au sol, cela participe de cette danse de la désertion, de la perte. On a perdu toutes ces peaux, et maintenant, on les rassemble. Il faut non seulement se les réapproprier mais leur rendre hommage, se les passer. Il y a beaucoup d’échanges de vêtements. C’est important de se rappeler que le monde dans lequel on vit ne s’est pas construit tout seul. C’est parce que quelqu’un m’a passé ça, que je lui ai passé ça… et ainsi de suite. Il y a cette déconstruction visible qui m’intéresse.

Deux registres très différents se succèdent lors de la fin de la pièce.

Pour les danseurs, c’est très net. Il y a un passage du registre concret (le rituel des vêtements) au passage spirituel et organique (avec l’histoire avec leur vers de terre). C’est comme un ensorcellement, de manière magique.

Cette partition n’a pas beaucoup bougé depuis qu’on l’a créée. Elle s’est construite très naturellement, très vite. Cela fait trois ans que je bosse cette pièce et les significations des choses commencent à faire surface. Avant, je n’arrivais pas à les lire, j’étais trop dedans.

Peaux s’apparente à une sorte de rituel initiatique traversé collectivement.

Oui. Dans toutes ces choses qui sont non visibles, que les danseur.ses. tentent d’incarner, de se réinventer dans ces dimensions poreuses, ces nouvelles mythologies, le fait qu’il y ait du rapport concret cela permet de les relier les uns aux autres. Sinon, chacun va dans son trip, et le rituel reste dans leur territoire. Le fait qu’il y ait ce rapport concret au vêtement, c’est « voilà tout ce que j’ai assemblé dans ma traversée et voilà ce que je te donne. » Il y a un vrai rapport au soin qui découle de ces rituels.

Quand nous découvrons Peaux en tant que spectateur, il est beaucoup question, visuellement et physiquement de « retenue » et de « relâchement », comme s’il était question d’un moment « juste avant ». Le moment précédant la fulgurance, l’épiphanie. Cela s’incarne dans un double mouvement, à l’image de la systole et la diastole du cœur ou d’une dialectique de la rétraction et de fluidité. Non sans lien avec le travail respiratoire de ton premier solo, cela peut évoquer l’apnée, la plongée. Il se dégage également une dimension aquatique. Comment articules-tu cela à tes premières préoccupations chorégraphiques ?

C’est vrai qu’il y a quelque chose de très abyssal. Déjà quand je travaillais sur La voix de nos poumons, j’avais demandé à Pierre, qui était déjà dans le groupe à l’époque, un solo dans lequel il retenait sa respiration. Il y avait tous ces moments de relâchements, de syncope, déjà présents à ce moment-là. Après, plus personnellement, ce travail [Peaux] s’est fait en « sous-marin » au sein de l’Espace Pasolini, uniquement avec les retours extérieurs de l’équipe. Avant, c’était juste la polémique de la peau. J’ai été beaucoup désorientée. En écho avec ma vie personnelle et aux trois dernières années que j’ai vécues, ce rapport aquatique, de fluidité et de rupture présent dans Peaux est beaucoup plus lisible pour moi aujourd’hui. Je suis heureuse de vous avoir rencontré pour éclairer ces quelques morceaux. C’est vrai qu’au CNSMDP, on ne parle pas de nous. C’est pour cela que les quelques mots que j’ai pu échanger avec Jean-Christophe Paré m’ont beaucoup marquée. On ne nous renvoie rarement ce qu’on tente d’exprimer. On a besoin de ce retour-là et de cette communication. C’est un luxe que d’avoir ce temps d’échange. Et c’est seulement cette année que j’ai pu l’avoir avec vous.

Photo Sophie Lepoutre

La rencontre avec l’Espace Pasolini

Cela fait maintenant près de deux ans que tu as nous rencontrés (l’équipe de l’Espace Pasolini). Quel bilan, quelle analyse fais-tu de cette première année de collaboration ?

D’abord, je dois dire que j’ai vraiment tout fait pour que cette collaboration existe. J’ai entendu parler du partenariat entre l’Espace Pasolini et le CNSMDP alors que j’avais en tête de retravailler Peaux. Philippe et Nathalie étaient venus pour découvrir les pièces et décider lesquelles ils soutiendraient en proposant un temps de résidence à l’Espace Pasolini. Ce moment a été une véritable catastrophe pour moi. En Master 1, tu n’as pas le temps de travailler sur tes projets personnels et puis, comme vous avez pu le remarquer avec les cuts du début, Peaux réclame un grand investissement technique, ce qui est difficile d’obtenir au CNSMDP étant donné le nombre de projets à présenter et le temps alloué à chacun d’entre eux. Je n’avais jamais fait une représentation aussi nulle que ce jour-là ! En plus, il n’y avait que quatre danseurs sur le plateau au lieu de sept car les autres étaient blessés. Bref, les conditions n’étaient pas réunies. Je ne m’attendais donc pas à ce que mon projet soit retenu et il ne l’a pas été. Plus tard, je me suis permise d’aller parler à Cédric Andrieux pour lui dire que j’avais besoin d’une résidence à l’Espace Pasolini. Il m’a répété que je n’avais pas été retenue. Et puis, quelques mois plus tard, j’ai reçu un appel de Nathalie m’expliquant sa recherche d’un ou une jeune artiste chorégraphe dans le cadre du dispositif « Résidence Tremplin », soutenu par la Direction Régionale des Affaires Culturelles Hauts-de-France. Nous nous sommes rencontrées et les choses ont commencé comme cela.

Ce qui m’a plu rapidement, c’est que votre équipe a su me donner le temps sans émettre d’attentes. Vous m’avez juste dit : « cette semaine on est libre, viens avec ton équipe et on verra ce qui se passe et comment on construit la suite ! ». J’ai vécu cela comme un soulagement, soulagement en termes de travail, de responsabilité, de matériel technique dont le projet avait besoin car l’ambition à ce niveau-là était très forte. La pièce est très dense et la collaboration avec l’équipe de l’Espace Pasolini a su soutenir tout cela.

ça a aussi permis de trouver un autre cadre. En fait, tu as trouvé un lieu, une équipe et un espace-temps ?

C’est ça ! Et aussi, mon travail se détachait du CNSM. On ne me parlait plus en tant qu’élève mais comme à une personne, une artiste à part entière qui a un propos.

Cette collaboration a été la bascule dans le monde professionnel ?

Oui. D’ailleurs, mon stage professionnel de master s’est fait avec l’équipe de l’Espace Pasolini. Il n’a jamais été avec Jérôme Bel ou avec Dominique Brun. Tous les deux m’ont apporté beaucoup de choses mais ça n’a rien de comparable avec ce qui s’est passé ici, à l’Espace Pasolini.